Chapitre 1, première partie: Avant l’école

En 1856, le canton de Fribourg se lance dans la construction de «son» chemin de fer. C’est sa grande épopée du XIXe siècle. «La ligne Berne-Lausanne par Fribourg, obtenue au travers des conflits intercantonaux qui nécessitèrent l’arbitrage fédéral, fut inaugurée en 1862»[1], écrit François Walter dans l’histoire qu’il a consacrée au développement industriel de la ville de Fribourg entre 1847 et 1880 – un ouvrage qui constitue le corps de ce chapitre.

Deux parcours sont envisagés pour la grande transversale ferroviaire du lac de Constance vers Genève: par la Broye – Berne-Morat-Payerne-Lausanne – ou par Fribourg. Le canton se bat férocement pour que la grande ligne passe par la capitale. En Suisse, certains cantons se sont déjà industrialisés, mais Fribourg n’a pas pris ce virage. On mise sur le train.

Train à vapeur sur le viaduc de Grandfey, autour de 1880. © Fonds photos sur carton (grands formats) de la Bibliothèque cantonale et universitaire Fribourg

Au début du XIXe siècle, la Grande-Bretagne et la Suisse sont les deux pays les plus industrialisés. Le coton, la filature mécanique et l’industrie textile jouent un rôle moteur. L’horlogerie arrive en deuxième position, suivie de la construction mécanique lourde, destinée aux machines de l’industrie textile. Les entreprises utilisent l’énergie hydraulique et sont installées au fil de l’eau. Le nord-est et le nord-ouest de la Suisse sont les plus avancés. Fribourg n’a pas suivi le mouvement.

Tout le monde compte sur le chemin de fer comme vecteur de démarrage. Sa construction «mobilisa derrière elle, dans un véritable élan national, toute la population du canton, à un moment où les divisions politiques exacerbées par le souvenir de la guerre civile étaient des plus tenaces»[2], écrit Walter. Le Régime radical avait pris le pouvoir en 1847, après le Sonderbund. Il quitte le pouvoir en 1856, l’année où débute la construction de la ligne.

En septembre 1854, Le Confédéré titre: «La révolution par les chemins de fer.»[3] Lors de l’inauguration, on peut lire dans le même journal, le 31 août 1862: «… le canton de Fribourg est une mine. Des trésors immenses y sont enfouis. Nous n’avons qu’à creuser, à féconder, à travailler…»[4]

Il faudra encore un peu de temps pour trouver le filon, mais Walter note l’importance de l’événement: «Le rôle du gouvernement est essentiel lorsqu’il s’agit de réunir les conditions nécessaires au développement des activités industrielles. La mise en place d’une infrastructure dans le domaine des transports peut à juste titre être considérée comme le fait économique essentiel du tournant du milieu du siècle.»[5]

La main-d’œuvre indigène sous pression

La construction de la ligne révèle aussi que la main-d’œuvre indigène n’est pas assez formée. En 1858-1859, près de 1600 ouvriers travaillent sur l’ensemble de la ligne Lausanne-Berne. Parmi eux, une majorité d’étrangers. Les ouvriers fribourgeois ne sont pratiquement pas présents sur les chantiers. En février 1860, ceux qui y travaillent sont renvoyés à cause de querelles incessantes avec les ouvriers étrangers. Les employés concernés veulent marcher en armes sur le chantier de Grandfey pour en «expulser de force tous les ouvriers étrangers»[6]. Les Fribourgeois sont finalement regroupés sur un chantier spécial, isolés des autres travailleurs.

Il y a beaucoup d’ouvriers allemands, réputés pour leur habileté technique. À la fin des années 1870, les travailleurs italiens arrivent également, mettant également la pression sur l’artisanat local. Toute la Suisse vit cette immigration. Mais la pauvreté de la population fribourgeoise rend la situation très tendue.

Le lac de Pérolles, avec à l’arrière-plan la scierie de la Société des eaux et forêts, entre 1885 et 1900. © BCU Fribourg. Fonds Léon de Weck – Georges de Gottrau

Lorsque la Société suisse des eaux et forêts – que nous présenterons dans le prochain chapitre – licencie des travailleurs fribourgeois en 1877, une pétition signée par près de 200 personnes s’inquiète du fait que ces derniers ont été remplacés par des Italiens alors que les Fribourgeois sont «en si grand nombre privés de travail et de ressources»[7].

À Fribourg, une grande partie de la population est pauvre. Durant tout le XIXe siècle, les élites fribourgeoises, malgré leurs connaissances des raisons structurelles de la pauvreté, ne se départiront jamais vraiment du soupçon que les pauvres sont bien pour quelque chose dans leur pauvreté[8]. La loi du 17 novembre 1869 sur l’assistance et la mendicité n’oublie pas le volet répressif. C’est un invariant dans l’histoire des pauvres.

Walter parle d’une «pauvreté de masse», à Fribourg, dans le second tiers du XIXe siècle. Le canton tente de trouver des solutions, mais le nombre d’assistés augmente dans la deuxième moitié du siècle, «grevant les budgets communaux de charges de plus en plus lourdes. Seul le développement économique paraît propre à régler ce que l’on peut considérer comme la question sociale par excellence du XIXe siècle»[9], résume-t-il.

En 1799, le lieutenant de Préfet P. Gendre avait déjà thématisé ce lien dans ses «Réflexions sur les moyens d’introduire l’industrie dans la ville de Fribourg et d’en bannir la mendicité.»[10]

Industrialiser à tout prix

«Tout le XIXe siècle à Fribourg, est traversé par une préoccupation majeure: le canton se trouve dans une situation économique plutôt désastreuse et il faut chercher tous les moyens pour lui redonner la prospérité»[11], écrit Walter. On se réfère souvent à la florissante époque du drap, au XIVe et XVe siècle, pour rêver un nouveau départ.

Train de la compagnie Lausanne – Fribourg – Berne (L.F.B) en gare de Fribourg, entre 1870 et 1879. © BCU Fribourg. Fonds Prosper Macherel.

Autour de 1850, l’économie est portée par l’agriculture, qui se modernise. Le bétail et le fromage sont des sources de richesse considérables. Le chemin de fer, explique Walter, accélère «la conversion de l’agriculture fribourgeoise à l’élevage, en permettant l’approvisionnement à bon marché des céréales. Il permet un accroissement des exportations: bois, bétail, fromages sont expédiés désormais par chemin de fer.»[12]

Mais il n’y a pas assez de travail pour améliorer les conditions de vie de toute la population. Le préfet de la Sarine écrit en 1864, dans son rapport: «Notre canton est riche, les progrès de l’agriculture l’enrichissent de plus en plus, l’industrie seule manque à la prospérité.»[13] Il note que le mouvement des populations de la campagne attirées vers la ville, où elles ne trouvent pas de travail, est une cause de désordre. Que deviennent ces personnes? «Des fainéants et trop souvent des criminels»[14]. On lit dans une lettre de lecteur du 9 octobre 1867, dans Le Confédéré: «Il y a un grave péril à attendre plus longtemps devant l’appauvrissement progressif qui envahit les classes vivant de leur travail»[15].

Dès 1850, les réflexions se multiplient et quelques tentatives se produisent. Ovide Domon a installé une entreprise d’horlogerie à Morat, en 1851. Elle emploie 300 personnes à la fin des années 1860. La ville de Fribourg aimerait lui emboîter le pas, dans les années cinquante, en créant une fabrique. C’est un échec.

Des associations se mettent en place pour participer à l’effort. Le Cercle du commerce et la Société économique de Fribourg fusionnent sous le titre de Société économique et d’utilité publique en 1869. Une Société industrielle et commerciale voit aussi le jour.

Dans le tome III de l’Histoire de Fribourg, paru en 2018, Francis Python note: «Un certain volontarisme économique règne dans les élites de la ville, soucieuses de se mettre au niveau du dynamisme qui règne dans les villes du Plateau suisse…»[16] Elles «cherchent à favoriser l’industrie souvent confondue avec l’artisanat.»[17] On garde toujours à l’esprit qu’il faut exploiter les forces agricoles de Fribourg et donner de l’ouvrage aux populations rurales qui en manquent. Walter cite le compte rendu du Conseil d’État pour l’année 1867: «Raviver l’industrie des pailles tressées; perfectionner la fabrication des fromages; développer les tanneries, la meunerie, la fabrication des instruments aratoires pour lesquels nous sommes tributaires de cantons voisins, celle des engrais artificiels; en un mot introduire les arts et métiers qui surtout se rattachent à la culture du sol, telle est la mission assignée dans notre canton à l’industrie.»[18]

Fribourg et le Grand Pont suspendu depuis le pont du Gottéron, entre 1863 et 1896. ©BCU Fribourg Fonds photos sur carton (grands formats)

L’horloger Ovide Domon donne son avis dans un rapport de la Société économique daté de 1869. Il estime, cite Walter, que Fribourg se trouve «exceptionnellement» bien placé pour un développement industriel de grande ampleur grâce au chemin de fer, à la force motrice bon marché et à une nombreuse population ouvrière. Il nuance en mettant le doigt sur le manque de capitaux et d’établissements de crédits pour financer le développement et sur la nécessité pour la jeunesse du pays de se vouer davantage aux études techniques[19].

Le rapport détaille également le type d’industries qui pourraient voir le jour à Fribourg: «Filature, papeterie, fabriques de sucre de betterave, tannerie, bonneterie, fabrique de gants, fabrique de cordes, fabrique de boissellerie.»[20] Il s’agit plutôt d’industrie légère, car on pense que Fribourg ne dispose pas des capitaux nécessaires pour plus.

Ce sont souvent des personnes de l’extérieur du canton qui investissent dans les entreprises industrielles. C’est ce qui se produira en 1869, lorsque Guillaume Ritter – père alsacien, mère neuchâteloise –, convaincra la ville de Fribourg de se lancer dans une expérience industrielle qui est restée dans toutes les mémoires fribourgeoises. Avec Guillaume Ritter, on tente une «industrialisation en grand», écrit Walter. En peu de temps, 800 emplois industriels sont créés sur le Plateau de Pérolles.[21]

Dans son ouvrage, Walter analyse aussi la faiblesse des investissements fribourgeois dans l’industrie. Durant le XIXe siècle, malgré la création de quelques banques, Fribourg manque d’un établissement de crédits capable de soutenir l’industrialisation – la Banque de l’État de Fribourg, aujourd’hui Banque cantonale, a été créée en 1892. La Suisse a développé tardivement ses institutions de crédits. Il note aussi le peu d’empressement des fortunes campagnardes à investir dans l’industrie, qui reste dans les mains des élites urbaines, et une véritable crainte des investissements à caractère spéculatif. La construction du chemin de fer a certainement eu une influence sur cette frilosité, car elle fut un véritable gouffre pour le canton: à la fin de la construction, il se trouva avec une dette de 41 millions de francs, alors qu’il comptait 100’000 habitants. En 1865, le poids des intérêts de la dette équivaut à 47% du service ordinaire.

Mais ce n’est pas tant l’absence de capitaux et de main-d’œuvre qualifiée qui condamneront l’expérience industrielle du plateau de Pérolles. Les crises économiques se succèdent dans ce dernier tiers du XIXe siècle. Une première frappe Fribourg de 1864 à la fin de la Guerre franco-allemande de 1870. Après trois ans de stabilité, la grande crise internationale de 1873 «marque une coupure dans le siècle»[22]. Elle se propage dans l’ensemble du monde capitaliste et provoque aussi, en Suisse, une grande crise des chemins de fer dès 1874-1875. Walter note une série spectaculaire de faillites à Fribourg et une stagnation des affaires qui se «poursuivit bien au-delà du tournant des années 80»[23].

Au final, l’ampleur du paupérisme ne sera pas influencée par l’industrialisation des années 70. «Momentanément, analyse Walter, quelque 500 à 800 postes de travail seront créés, mais après la faillite de la plupart de ces établissements, ce n’est pas plus de 250 postes de travail industriel qui sont créés en ville de Fribourg pendant la décennie 1870-1880. Dans le même temps, la population de la ville passe de 10’904 habitants à 11’456 habitants. L’augmentation des postes de travail dans l’industrie ne représente que le 40% de l’augmentation de la population, donc insuffisante à pallier au manque d’occasions de travail, ce qui peut justifier l’image alors communément admise, de Fribourg réservoir de main-d’œuvre.»[24]

Walter synthétise également le développement économique des années 1850-1880: «L’approche de la conjoncture économique fait ressortir en définitive trois moments essentiels dans l’économie fribourgeoise. Entre 1850 et 1869, le canton reste avant tout agricole. Les crises perçues sont les crises agricoles d’abord. Mais il est très certainement remarquable qu’une coïncidence étroite apparaisse dans l’opinion entre crise et absence d’industries. Cette conjonction de phénomènes est un fait acquis pour le développement futur. La période 1869-1874 se présente comme un îlot de haute conjoncture à l’abri de laquelle vont se créer une série d’industries. Mais dès 1875, se font sentir les effets d’une crise à l’ampleur jamais connue. Le risque devient alors grand d’épiloguer sur l’échec et l’incapacité de l’industrie à sortir le canton du marasme.»[25]

Réformer l’éducation: une priorité

Au début des années 1880, tout reste donc à faire pour faire progresser l’économie et permettre à la population de trouver de l’emploi. L’amélioration de la formation devient un leitmotiv. Francis Python résume la situation dans son «Histoire de Fribourg»: «Le canton partait de loin, il faut en convenir, si l’on se base sur les examens pédagogiques des recrues, établis à partir de 1875 par l’État fédéral dans une perspective d’émulation patriotique. Les résultats sont catastrophiques pour le canton, qui occupe le 20e rang la première année et même le 21e rang en 1879.»[26] Dans les campagnes, le taux d’absentéisme à l’école est élevé. Les enfants travaillent aux champs. La révision de la loi scolaire de 1884 prévoit des mesures sévères et on interdit l’usage du patois à l’école[27]. On améliore aussi la formation des enseignants à l’École normale de Hauterive et on met en place la formation continue pour les instituteurs. «Les communes sont incitées à investir dans les équipements scolaires et l’on peut voir encore dans les villages les résultats de cette fièvre émulatrice de construction d’opulentes maisons d’école datant du début du siècle.»[28]

Georges Python entre au Conseil d’État en 1886 et prend la direction de l’Instruction publique jusqu’à son décès en 1927. Leader de la «République chrétienne», il marque le canton de son empreinte. Il est tout-puissant. Sous son gouvernement, le canton de Fribourg change profondément. «Ce régime se révèle interventionniste sur le plan économique (énergie électrique) et entreprenant dans le domaine de la formation, où son leader s’active à tous les niveaux»[29], écrit Francis Python. «Fribourg se voit proposer par le régime une formule de développement privilégiant l’agriculture et l’artisanat pour déboucher sur une industrie agroalimentaire qui connaît un certain essor dès les années 1890. C’est le fruit d’une politique dirigiste en matière d’énergie et de formation qui permet un rattrapage économique notable.»[30]

Le développement de l’Université de Fribourg est l’un des premiers fait d’armes de Python. «Les débuts sont modestes, explique Francis Python, avec la transformation de l’École de droit en Faculté indépendante en 1882. Dès son arrivée au Conseil d’État, Georges Python travaille à obtenir une base financière qui permet l’élargissement international de cette Faculté et l’ouverture d’une Faculté des lettres en 1889, suivie de celle de théologie en 1890».[31]

La Faculté des sciences s’établira en 1896, à moins de 100 mètres de la Station laitière, dans laquelle s’installera définitivement l’École des métiers en 1902. L’époque est au progrès. «Les expositions universelles, dont la première se déroule à Londres en 1851, sont autant de grands-messes technologiques et industrielles vantant les progrès de l’humanité… Les expositions de 1855, 1867 et 1889, toutes trois à Paris, sont de véritables hymnes au progrès humain».[32]

Dans le canton de Fribourg, un homme s’intéresse de près à cette évolution: Léon Genoud. Dans le mémoire qu’il lui a consacré[33], Alexandre Brodard montre toute l’importance de cet homme pour le développement de la formation professionnelle dans le canton. Nous nous arrêtons ici sur ses réalisations entre 1884 et 1896. Nous reparlerons abondamment de lui dans d’autres chapitres, puisqu’il resta à la tête du Technicum cantonal – nom qui s’imposa au début du XXe siècle – jusqu’en 1925.

Enseignant, Genoud s’intéresse tôt à partager les nouvelles connaissances, d’abord en favorisant l’ouverture d’une Exposition scolaire en 1884. Elle présente les nouveautés dans le domaine de l’enseignement et veut favoriser l’enseignement professionnel. Une formation au Technicum de Winterthour en 1886 et 1887 et un voyage en Allemagne, où il visite des écoles professionnelles et des expositions industrielles, complètent ses connaissances et renforcent sa volonté.

En juillet 1887, Georges Python prononce un discours lors de l’assemblée annuelle de la Société fribourgeoise d’éducation. Léon Genoud rapporte ses propos: «Je travaillerai au progrès des études professionnelles, à favoriser la renaissance du travail et de l’industrie, à rendre à la ville de Fribourg la prospérité qu’elle avait au temps des anciennes industries et plus tard au temps glorieux du Pensionnat.»[34] Genoud envoie à La Liberté une série de correspondances de son voyage. À son retour, il rédige un rapport pour le Conseil d’État, dans lequel il préconise la création d’un musée industriel et d’une société regroupant les artisans fribourgeois en vue de défendre leurs intérêts. Convaincu par ses arguments, le Conseil d’État publie le rapport et le distribue dans toutes les communes. Georges Python soutient les initiatives de Léon Genoud – son «homme lige», peut-on lire dans «Former des apprentis»[35].

En 1888, le Cours normal suisse de travaux manuel pris en photo sur la Place Notre-Dame de Fribourg. © BCU Fribourg, Fonds Ernest et Alfred Lorson

1888: une année clé

Des musées industriels se constituent un peu partout en Europe et en Suisse dès 1865-70, afin de présenter les produits et les technologies liés à l’industrialisation. En 1888, l’exposition scolaire de Genoud commence à constituer une collection, et des industriels de la région envoient des produits de leur fabrication pour l’enrichir. Le 27 décembre 1888, «le gouvernement fribourgeois prend un arrêté instituant officiellement le Musée industriel cantonal dans les locaux occupés par l’Exposition scolaire à l’ancienne caserne de la Planche»[36]. Léon Genoud en assume la direction. Le financement repose sur des subventions cantonales et fédérales en vertu de l’ordonnance de 1884 sur l’enseignement professionnel. Dans l’enchaînement, trois jours plus tard, se «constitue ­­– en première romande et dans le but de soutenir la jeune institution – la Société fribourgeoise des métiers et arts industriels, future Société fribourgeoise des arts et métiers. Genoud en est nommé secrétaire.»[37]

Le règlement du Musée industriel établi le 3 mai 1889 en précise les objectifs: «Le Musée industriel cantonal, par des expositions permanentes ou temporaires, a pour but de contribuer au perfectionnement et au développement des industries, à l’extension de l’enseignement professionnel en préparant les jeunes gens, sous le rapport artistique, à l’apprentissage des métiers.»[38]

En 1888 toujours, pour améliorer la formation dans la filière, on inaugure une station laitière à Pérolles. C’est également un lieu de démonstration des machines et des instruments de fabrication. 1888 marque également le rachat de la Société des eaux et forêts par l’État et de l’implication du canton dans le domaine de la production électrique.

Après l’ouverture du Musée industriel, les convictions de Genoud ne font que se renforcer. Il l’exprimera dans l’une de ses publications: «L’industrie a passé au tout premier rang des éléments de la richesse des nations modernes. Aussi, l’enseignement professionnel est-il devenu en même temps l’une des questions les plus importantes de notre époque, et l’avenir appartiendra à la nation qui saura le mieux propager cet enseignement spécial, mélangé de science pure et d’applications, de théorie et de pratique.»[39] Dans cette dernière expression, on croirait entendre le directeur de la Ra&D de la HEIA-FR d’aujourd’hui, Jacques Bersier. Les mots de Léon Genoud n’ont pas pris une ride et c’est toujours à cette intersection entre la «science pure» et les applications que la HEIA-FR déploie aujourd’hui son activité.

L’Exposition industrielle de 1892 accueille 65’000 visiteurs. © BCU Fribourg. Fonds Léon de Weck – Georges de Gottrau

Mais avant de pouvoir enfin fêter l’ouverture d’une école, Léon Genoud est au centre d’un événement majeur pour l’artisanat fribourgeois lors de l’Exposition industrielle de 1892, ancêtre du Comptoir de Fribourg. Cette manifestation est lancée par La Société fribourgeoise des métiers et des arts industriels et Léon Genoud sera la cheville ouvrière de l’événement. «Les pronostics les plus optimistes sont largement dépassés: près de neuf cents exposants s’annoncent… la surface des halles couvertes prévue au Grand-Places est portée à trois mille trois cents mètres carrés… À l’ouverture, les huitante-sept métiers recensés pour l’occasion dans le canton sont représentés, répartis en 17 groupes.»[40] «En termes d’affluence, le succès de l’Exposition est total. Du 31 juillet au 19 septembre, ce ne sont pas moins de soixante-cinq mille visiteurs – environ cinq fois la population de la ville – qui se déplacent, attirés par les concours et les concerts donnés par les fanfares de la ville.»[41] Les journaux encensent la manifestation. Le jury chargé de juger les réalisations des exposants se félicite de découvrir «une industrie fribourgeoise insoupçonnée» mais note aussi «les insuffisances de certains métiers et la nécessité de les relever par l’enseignement professionnel.[42]»

Catalogue de l’Exposition industrielle de 1892

L’Exposition favorisera largement les derniers pas vers la création de l’École des métiers. Et c’est finalement à l’automne 1895 que le projet, plusieurs fois repoussé, ressort des placards. «Au moment où le Grand Conseil vote la loi sur la protection des apprentis et des ouvriers (qui permet de subventionner les cours professionnels), des conférences décisives pour l’avenir du futur Technicum se tiennent les 14 et 16 novembre à la Direction de l’Instruction publique»[43]. On décide de créer une école des arts et métiers.

Cette école, qui doit beaucoup à Genoud, s’inscrit également dans la continuité d’autres initiatives, dès 1825 et la création d’une École moyenne destinée à la classe industrielle et commerçante. En 1835, une École moyenne centrale est formée dans le but de former des cultivateurs, des marchands, des ouvriers, des architectes et des ingénieurs.

En 1884, la Société fribourgeoise des ingénieurs et architectes, sous l’impulsion d’Amédée Gremaud, met sur pied des cours de dessin professionnel pour les ouvriers et les apprentis, suivis par plus de 70 élèves en 1893. Durant toute cette période, plusieurs professions s’organisent aussi en association, entre autres pour travailler à la formation de leurs employés. Au niveau fédéral, l’arrêté concernant l’enseignement professionnel du 27 juin 1884 encourage la formation professionnelle en la subventionnant. À Fribourg, l’École secondaire professionnelle de la Ville de Fribourg est la première à bénéficier de ces subventions, en ouvrant ses portes en 1885, encore sous la houlette d’Amédée Gremaud. Une école de vannerie est créée en 1888 et une école de tailleur de pierre en 1889. L’École secondaire des filles de la Ville de Fribourg crée aussi une section professionnelle consacrée à la coupe et à la couture dès 1894.[44]

En 1890, on élabore le système des examens d’apprentissage. Léon Genoud est encore de la partie. Après avoir organisé une exposition des travaux des apprentis zurichois, en 1889, pour faire la démonstration de l’apport de l’apprentissage, et devant le succès de la manifestation, il «incite le comité de la Société fribourgeoise des métiers et arts industriels à élaborer un contrat type d’apprentissage et un règlement fixant les conditions d’admission aux examens d’apprentissage». Les premiers examens d’apprentissage – qui ne sont pas obligatoires – ont lieu l’année suivante, en avril 1890… Ils sont d’abord exclusivement théoriques… En 1892, une partie pratique en atelier est organisée d’abord sur une demi-journée, puis sur deux jours et demi dès 1893. Cet examen pratique est une première en Suisse et, selon Léon Genoud, «on vint bientôt de tous côtés voir comment nous procédions à ces examens.»[45]

Tout est désormais en place pour l’ouverture de l’École des métiers, le 14 janvier 1896. À suivre.

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[1] François Walter, Le développement industriel de la ville de Fribourg entre 1847 et 1880, une tentative de démarrage économique, Fribourg: Institut d’histoire moderne et contemporaine, 1974, p. 108

[2] François Walter, op. cit, p. 108

[3] Le Confédéré, 2 septembre 1854, cité in Walter, op. cit., p. 108

[4] Le Confédéré, 31 août 1862, cité in Walter, op. cit., p. 108

[5] François Walter, op. cit, p. 95

[6] Protocoles du Conseil communal pour 1860, cité in François Walter, op. cit., p. 32

[7] Protocoles du Conseil communal pour 1877, cité in François Walter, op. cit., p. 32

[8] Charly Veuthey, Fribourg et ses vagabonds, Éditions la Sarine, 2002

[9] François Walter, op. cit., p.26

[10] Cité in François Walter, op. cit., p. 66

[11] François Walter, op. cit., p. 65

[12] François Walter, op. cit.

[13] Rapport du préfet de la Sarine pour 1866, cité in François Walter, op. cit., p. 69

[14] idem

[15] Le Confédéré, 9 octobre 1867, cité in François Walter, op. cit., p. 129

[16] Francis Python, Histoire de Fribourg. Ancrages traditionnels et renouveaux (XIXe-XXe siècle), Éditions Livreo-Alphil, 2018, p. 55

[17] idem

[18] Cité in François Walter, op. cit., p. 125

[19] Cité in François Walter, op. cit., p. 126

[20] Cité in François Walter, op. cit., p. 127

[21] Ce sera l’objet du chapitre suivant.

[22] J. P. Rioux, La révolution industrielle, p. 143, cité in François Walter, op. cit., p. 71

[23] François Walter, op. cit., p. 72

[24] François Walter, op. cit., p. 72

[25] François Walter, op. cit., p. 73-74

[26] Francis Python, op. cit, p. 70

[27] Ces efforts porteront leurs fruits puisque, lorsqu’on abandonne les examens pédagogiques des recrues, en 1913, «les notes fribourgeoise dépassent même la moyenne nationale», analyse Francis Python, op. cit. p.70.

[28] Francis Python, op. cit, p. 70

[29] Francis Python, op. cit, p. 63

[30] Francis Python, op. cit, p. 63 et p. 67

[31] Francis Python, op. cit, p. 72

[32] Alain Bosson, «Allô, la modernité», in Annales fribourgeoises, N° 73, 2011

[33] Alexandre Brodard, Une tentative de développement économique du canton de Fribourg au tournant du XXe siècle, Mémoire de licence présenté à la Faculté des lettres de l’Université de Fribourg, 2005

[34] Cité in Alexandre Brodard, op. cit., p.45.

[35] Florence Bays, Christophe Cottet, Anne Philipona, Jean Steinauer, Former des apprentis : l’enseignement professionnel dans le canton de Fribourg, Société d’histoire du canton de Fribourg : Service de la formation professionnelle, 2016, p. 27

[36] Alexandre Brodard, op. cit., p. 49

[37] Alexandre Brodard, op. cit., p. 49

[38] Cité in Alexandre Brodard, op. cit., p.50

[39] Cité in Alexandre Brodard, op. cit., p.57

[40] Alexandre Brodard, op. cit., p. 74

[41] Alexandre Brodard, op. cit., p. 76

[42] Alexandre Brodard, op. cit., p. 75

[43] Alexandre Brodard, op. cit., p. 86

[44] Florence Bays, Christophe Cottet, Anne Philipona, Jean Steinauer, op. cit., pp. 18-21

[45] Florence Bays, Christophe Cottet, Anne Philipona, Jean Steinauer, op. cit., pp. 29-29