La création du Technicum cantonal à la fin du XIXe siècle, nous l’avons déjà écrit, avait pour but de soutenir l’effort d’industrialisation du canton. Mais dans les réflexions de ceux qui poussent à la création d’une telle école, l’analyse du déficit de professionnels dans la construction apparaît fréquemment. À la fin du XIXe siècle, alors que la ville de Fribourg se développe (Beauregard, Pérolles, Guintzet…) et qu’on construit beaucoup, on manque de compétences et on fait souvent appel à des constructeurs italiens, alors qu’on perçoit bien le potentiel de développement professionnel et d’enrichissement pour les habitants du canton dans le domaine de la construction.
Dès octobre 1899, lors de la séparation entre école technique et école d’apprentissage, la première comprend une École de construction de bâtiment.
«L’École de construction du bâtiment […] forme des entrepreneurs de travaux de bâtiments, des conducteurs de travaux, des appareilleurs, des dessinateurs architectes, etc.»[1]
Dans la plaquette des 25 ans du Technicum, on découvre ces chiffres:
«Le Technicum a été fréquenté jusqu’à ce jour par 1509 élèves […] Le Technicum a délivré 431 diplômes se répartissant comme suit:
«École technique
- Techniciens électromécaniciens 91 diplômes
- Techniciens architectes 33 diplômes
- Techniciens pour ponts et chaussée 2 diplômes.»[2]
À la même date, en 1921, l’école avait délivré les diplômes suivants dans la section apprentissage, dans les branches liées à la construction:
- 7 maçons et tailleurs de pierre;
- 11 draineurs;
- 2 charpentiers;
- 4 sculpteurs sur pierre.
Durant les 25 premières années de vie de l’institution, il n’est pas aisé de déterminer le rôle respectif de l’architecture et du génie civil dans le programme de l’École du bâtiment. Entre 1910 et 1913, elle se nomme École du bâtiment et de construction civile. Le rapport 1911-1912 fait état d’«un programme complètement modifié réunissant les deux écoles du bâtiment et de construction civile». Nouveau changement pendant la Première Guerre mondiale: «Le départ d’un professeur étranger nous a ramenés à l’École du bâtiment dont le programme vient d’être complété de manière à donner à nos élèves une instruction technique approfondie.»[3] En 1916, on parle de «l’École du bâtiment, soit d’architecture…». Il n’est plus fait mention du génie civil.
C’est François Riedo, ancien directeur adjoint de l’école et fin connaisseur de son histoire qui nous a permis de comprendre les va-et-vient entre les différentes appellations. Durant les premières années de l’école une partie de ping-pong se joue entre deux architectes de l’école: Humbert Donzelli et Joseph Troller. Le premier a été engagé en 1902, le deuxième en 1906. Les deux sont des architectes, les deux construisent des bâtiments à Fribourg durant cette période. Mais Donzelli veut donner plus d’importance au génie civil, alors que Troller souhaite que l’école se concentre sur l’architecture. L’École du bâtiment, dans la section technique, va pencher dans le sens de Troller, dès 1914, date du retour de Donzelli en Italie: «Le 4 janvier, M. Donzelli se rendait en Italie. Ses cours furent répartis entre ses collègues.»[4]
Pour ne pas simplifier la lisibilité de ce qui se passe au sein du Technicum, on crée une École des chefs de chantier en 1918 – l’actuelle École technique de la construction. En 1919, lorsqu’elle est mentionnée pour la première fois dans le rapport annuel, on découvre son programme: «L’École des chefs de chantier donne à des ouvriers du bâtiment ou des ponts et chaussées, les connaissances techniques nécessaires à une bonne pratique de leur profession.»[5] La formation se déroule sur 5 semestres.
«Il est vivement à désirer que le nombre des élèves de cette section augmente, et nous faisons surtout appel aux bons ouvriers maçons et charpentiers du pays qui ne sont pas occupés en hiver et qui pourraient se perfectionner excellemment dans ce cours. Plusieurs des meilleurs entrepreneurs de la campagne ont été formés dans ce cours, et ne perdent aucune occasion de témoigner leur reconnaissance à notre École.»[6] Une année plus tard, on apprend que «L’École du bâtiment n’a que peu d’élèves; par contre, celle des chefs de chantier en a une vingtaine.»[7] Les élèves des deux filières suivent des cours en commun.
L’école des chefs de chantier est intégrée à la section apprentissage. On peut penser que Troller a profité de l’absence de Donzelli pour garder l’architecture «noble» au sein de l’École du bâtiment et pour transférer une grande partie du génie civil vers l’École des chefs de chantiers.
Le génie civil ne disparaît pourtant pas de l’École du bâtiment. «Les élèves de l’École du Bâtiment commencent de plus en plus à apprécier l’importance de la géométrie pratique et de la construction civile. Il est même arrivé que des élèves sortant de cette École ont trouvé de bonnes situations, précisément parce que leur formation avait été complétée dans ce domaine.»[8] En 1924, on peut aussi lire que les élèves sont très intéressés par les cours de topographie et de construction civile qui «par les temps de crise que nous traversons»[9] permettent aux jeunes techniciens d’avoir plus de chance de trouver un travail. Il apparaît assez clairement que ces cours, s’ils sont bien dispensés, ne sont pas le cœur, mais la marge de l’enseignement au sein de l’École du bâtiment.
C’est paradoxalement au départ de Troller, en 1946, que l’École du bâtiment prendra définitivement le nom d’École d’architecture. «La réorganisation de l’École du bâtiment qui devient l’École d’architecture est marquée par la retraite bien méritée, après 40 ans de dévouement, de M. le professeur Joseph Troller. De plus, elle a pour effet l’arrivée de nouveaux maîtres: MM. Emilio Antognini, Marcel Colliard et Denis Honegger.»[10]
Miséricorde: un manifeste de la Modernité
Ces arrivées montrent bien les liens étroits du Technicum avec les projets de construction de l’époque. Denis Honegger vient de réaliser l’Université de Miséricorde, entre 1939 et 1941, en collaboration avec Fernand Dumas, qui a été formé par Joseph Troller au Technicum – diplôme en 1912. Emilio Antognini, collaborateur du bureau des deux architectes Honnegger et Dumas, a officié comme chef de chantier à Miséricorde.
Au moment de sa construction, le bâtiment de l’université a marqué les esprits et a été salué par la critique. Entre autres par son parti pris ambitieux du tout béton. «Miséricorde a été réalisée en béton armé, matériau relativement nouveau à la fin des années 1930, notamment pour ce qui concerne son usage brut.»[11] En 1941, une plaquette est éditée pour détailler le projet[12]. Elle donne une «large place aux ingénieurs civils à la tête des travaux de réalisation des divers bâtiments». Dans la publication de 2014, Eugen Brühwiler, revenait sur «les aspects remarquables des quatre ensembles architecturaux alors confiés à autant d’ingénieurs, et sur la façon dont ces derniers ont su tirer profit du béton armé et de leurs connaissances pour proposer une création où «l’expression artistique et l’efficacité technique sont alliés de manière naturelle».[13] L’un de ces quatre ingénieurs était Henri Gicot, qui, pendant une période, a donné des cours au Technicum sur le béton armé.
Dans les rapports successifs de l’école, dès la fin des années 1910, il apparaît que l’enseignement du béton tient une place importante. On peut lire en 1924: «Applications mathématiques. – La partie principale du cours a été l’étude et le calcul des constructions en béton armé, avec applications. Quelques visites sur des chantiers de la ville ont avantageusement complété cet enseignement donc les élèves comprennent la grande utilité. Le résultat obtenu est satisfaisant et l’on note avec plaisir que les élèves sont parvenus à établir parfaitement des plans d’exécution des travaux en béton armé spéciaux au bâtiment.» Il faut rappeler que lorsque Guillaume Ritter construit le barrage de la Maigrauge, «pour la première fois en Europe, un ingénieur a eu recours au béton pour construire un tel ouvrage»[14]. Deux des directeurs de l’école, dans les années 1920-1940, Paul Joye et Edmond Brasey, sont aussi des physiciens intéressés par le béton. Les recherches de Paul Joye à l’Université portent essentiellement sur l’électricité et le béton. Il sera également, après avoir pris la direction des EEF, l’un des promoteurs de la construction du barrage de Rossens. Edmond Brasey est également actif sur le chantier de Rossens, chargé par les EEF de l’organisation du contrôle des mesures au barrage, pour lequel il développe un nouvel appareil, le téléhumètre, qui permet de mesurer l’humidité dans un ouvrage en béton.
François Riedo résume: «On peut vraiment parler d’un cluster béton à Fribourg». La construction du barrage de Rossens, entre 1944 et 1948, est un moment fort pour les constructions en béton. Elle est confiée à Henri Gicot. Aujourd’hui encore, les chercheurs de la HEIA-FR continue à étudier le béton pour le faire évoluer, entre autres dans des structures mixtes bois-béton.
La construction du barrage et des ponts, le développement des axes de circulation routiers, constituent aussi une forme de démonstration de la nécessité de former de solides spécialistes dans le domaine du génie civil. Il n’est guère étonnant de voir la section de génie civile ouvrir ses portes en 1959. Elle connaît rapidement le succès.
En hiver 1960-1961, on compte 18 élèves de l’École de génie civil, ils sont 11 dans l’École d’architecture. L’École des chefs de chantiers accueille pour sa part 44 élèves. En été 1961, 14 en génie civil, 13 en architecture. En hiver 1961-1962, 26 en génie civile, 16 en architecture et 48 pour les chefs de chantier. En été 1962, 30 en génie civil, 14 en architecture.
Les sections d’architecture et de génie civil cohabitent donc depuis 1959 au sein de l’école. À travers toute son histoire, l’institution a largement contribué à former des spécialistes de la construction et a renforcé un secteur qui reste aujourd’hui encore un point fort de l’économie fribourgeoise.
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[1] Le Musée industriel, L’École des arts & métiers, Les cours professionnels d’adultes, Les examens d’apprentis, 1899-1900, p. 30
[2] Plaquette 25 ans, p. 63
[3] Technicum cantonal, Ecole des arts et métiers, Fribourg, Rapport 1913-1914 & 1914-1915, p. 13
[4] Ibid., p. 5
[5] Technicum cantonal, Ecole des arts et métiers, Fribourg, Rapport 1918-1919, p. 5
[6] Technicum cantonal, Ecole des arts et métiers, Fribourg, Rapport 1919-1920, p. 32
[7] Technicum cantonal, Ecole des arts et métiers, Fribourg, Rapport 1920-1921, p. 22, p. 30
[8] Technicum cantonal, Ecole des arts et métiers, Fribourg, Rapport 1919-1920, p. 30
[9] Technicum cantonal, Ecole des arts et métiers, Fribourg, Rapport 1923-1924, p. 21
[10] Technicum cantonal, Ecole des arts et métiers, Fribourg, Rapport 1945-1946, avec Notice du cinquantenaire
[11] https://www.espazium.ch/fr/actualites/luniversite-misericorde
[12] Les nouveaux bâtiments de l’Université de Fribourg. Editions de la revue romande, 1941, reproduite dans l’ouvrage Université Miséricorde Fribourg, Classicisme structurel et modernité, Forum d’architecture Fribourg, 2014
[13] https://www.espazium.ch/fr/actualites/luniversite-misericorde
[14] https://www.espazium.ch/fr/actualites/la-sarine-premiere-riviere-europeenne-domptee-par-du-beton